CULTURE

Après le 11 septembre, la peur de toutes les sommes

«La somme de toutes les peurs» annonce une grande coopération russo-américaine pour sauver le monde. Mais le sauver de qui? Le film, soucieux de faire carrière sur l’ensemble de la planète, offre une réponse timorée.

«La somme de toutes les peurs», adapté du roman de Tom Clancy, a pris beaucoup de valeur après le choc du 11 septembre. Parce que le film, tourné avant les événements, présentait des similitudes avec la sidérante réalité: oui, le terrorisme international pouvait frapper les Etats-Unis sur son propre territoire. Oui, il avait la faculté de détruire une ville en quelques secondes. Oui, les terroristes avaient un sens aigu du symbolique.

La ressemblance s’arrête là. Dans le film, l’attaque est nucléaire et Baltimore explose sous l’effet d’une bombe cachée dans un distributeur de cigarettes, le jour du Super Bowl, événement national qu’honore de sa présence le président des Etats-Unis.

La bonne idée du scénario, même si elle paraît peu vraisemblable, consiste à renvoyer la bombe à son expéditeur, le missile incriminé étant d’origine américaine. Comment est-ce possible? On le voit au début du film: la bombe a été récupérée dans le désert vingt neuf ans après la guerre du Kippour. Par qui? C’est là toute la question.

Evidemment, faisant appel au vieux réflexe de la guerre froide, le président des Etats-Unis et son aréopage pensent immédiatement à la Russie. Réflexe d’autant plus rapide qu’un nouveau président, peu connu des services de la CIA, a remplacé l’ancien depuis quelques jours, et que Grozny, la capitale de la Tchéchénie, vient d’être anéantie par une explosion nucléaire.

Seul Jack Ryan, héros récurrent des romans de Tom Clancy, croit en l’innocence du nouveau président russe, pris au piège de son rôle de puissant. De menaces de riposte en menaces de ripostes, la tension monte entre les deux grandes nations, présage d’une guerre imminente. Qui a intérêt à voir les deux pays s’anéantir?

C’est là que le film révèle ses lâchetés commerciales (il faut pouvoir le distribuer partout sur la planète), ses prudences diplomatiques (il ne faut surtout pas se mettre à dos un Etat, fut-il une dictature) et ses peurs politiques (surtout ne pas exciter ceux qui pourraient vraiment en balancer une).

Alors, qui sont ces terroristes qui ont programmé la destruction des deux nations par elles-mêmes? Qui est le cerveau d’une telle organisation? Et comment est-il filmé, ce détraqué?

Dans «La somme de toutes les peurs», l’ennemi est un milliardaire autrichien, fils d’un officier nazi et nostalgique de cette période où «Hitler était une troisième voie entre le capitalisme américain et le communisme soviétique».

Comme dans un bon vieux James Bond, il est pervers et décadent, mange des plats très raffinés et fume des cigarettes.

Malgré les résurgences de l’extrême droite, c’est évidemment un ennemi révolu, une pure convention dramaturgique: le nazi est le Mal. Il est seul, résolument seul, comme l’est également le héros, Jack Ryan, qui sauvera la planète de sa folie meurtrière – on se demande encore comment.

Par sa structure classique, son tandem de héros (l’ironique Morgan Freeman et le mollasson Ben Affleck), ses morceaux de bravoure, son final providentiel et sa vision toute puissante du monde, «La Somme de toutes les peurs» ne se distingue pas des autres productions hollywoodiennes.

Et cela malgré une volonté manifeste de tenir compte d’éléments géopolitiques réels ou – plus inattendu – de concevoir une version originale où les Américains parlent l’anglais et les Russes leur langue – les acteurs ont même dû suivre des cours phonétique.

Un élément néanmoins relie directement «La Somme de toutes les peurs» aux événements du 11 septembre: le choix délibéré du réalisateur, comme celui des médias aux lendemains de l’effondrement des tours, de ne pas montrer les victimes du terrorisme, de passer comme chat sur braise sur les cadavres et les blessés, de rendre la mort abstraite.

Le message est clair: les Etats-Unis peuvent exploser, il n’y aura jamais de morts. C’est la définition même de l’invincibilité.