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Novarina-Croubalian, des émotions synthétiques

Dans leur laboratoire de Versoix, les artistes Nathalie Novarina et Marcel Croubalian explorent les rapports entre humains et ordinateurs, réalité et jeux vidéo. Visite.

Cela se passait en l’an 2000 à la gare routière de Genève. Les voyageurs qui attendaient leur autocar pouvaient utiliser un drôle d’appareil pour tuer le temps. La machine était installée à la place du bancomat. En effleurant du doigt son écran tactile, on faisait réagir un nounours virtuel qui gémissait «oh oui! c’est bon! encore! chatouille-moi!»

Après quelques minutes de cajolerie, le petit animal, jaune et mignon comme Pikachu, devenait carrément lubrique… Sourires crispés dans la salle d’attente.

«Ed» (pour «Empathic & Digital»), l’une des premières créations communes de Nathalie Novarina et Marcel Croubalian, avait été sponsorisée par le Fonds de décoration et d’art visuel de l’Etat de Genève.

L’installation ressemblait à une création purement électronique, «mais à la base, c’était simplement Marcel qu’on avait filmé avec un masque d’ours», explique Nathalie. «Nous avions réduit la résolution de la vidéo pour lui donner cet aspect pixellisé», ajoute Marcel.

Après plus de dix ans de vie commune, les deux artistes, 35 ans, semblent avoir trouvé un mode de collaboration fluide. Toutes leurs œuvres sont désormais co-signées. Impossible de déterminer la répartition des tâches.

Ils vivent et travaillent dans une maisonnette de Versoix peuplée de tant de gadgets absurdes (poupées manga, bébés-robots, monstres de cartoon) qu’elle pourrait être transformée en une sorte de Disneyland psychotique. C’est là qu’ils ont installé un laboratoire équipé de Mac à écrans larges, de scanners, de synthétiseurs et d’un appareil U-Matic.

Il y a deux ans, Arte avait envoyé une équipe à Genève pour filmer un travail spectaculaire de Nathalie: une collection de personnages Playmobil géants, de taille humaine, que le public était invité à adopter pour «éprouver de l’amour, fonder une famille, contrôler sa sexualité, exercer du pouvoir, échapper à la solitude, assurer sa descendance». Diffusé dans l’émission Tracks, le reportage avait contribué à faire connaître le couple sur la scène internationale.

Plus récemment, leurs travaux ont été présentés à Zurich, Bâle, Paris et Erevan (à la Biennale de l’Arménie en 2001), suscitant un accueil enthousiaste. En début d’année, la galerie Note d’Arezzo (Toscane) leur a commandé une pièce originale pour une expo qui sera inaugurée le 21 septembre.

On devine que cette œuvre, comme les précédentes, traitera des rapports humain-machine et des émotions artificielles, sur un mode ludique. C’est la spécialité des Novarina-Croubalian, et ils sont reconnus pour cela. «Une bonne partie de mon inspiration provient des jeux vidéos: j’ai parfois l’impression qu’ils contaminent ma perception de la réalité», dit Nathalie, enseignante, formée à l’Ecole supérieure d’art visuel de Genève.

«Et moi, je passe presque plus de temps devant mon ordinateur que dans le monde réel, ajoute Marcel, architecte. Mais ce qu’il y a dans l’écran fait aussi partie de la réalité, et c’est justement ce rapport qui nous intéresse.»

Avec ou sans logiciel

«Pour chaque nouvelle œuvre, nous utilisons un logiciel différent, expliquent Nathalie Novarina et Marcel Croubalian. Quand nous avons obtenu du programme une fonction spécifique et imprévue, nous passons à autre chose.»

Des logiciels comme Carrara (d’Eovia), Bryce (de Metacreations) et Studio Pro (de Strata) ont donc été successivement utilisés pour les créations virtuelles du duo. Pour «The Mental Surgery Project» (1999), c’est un personnage vierge du logiciel de modélisation Amapi (Eovia) qui a permis de constituer la fillette qui envoie ses messages d’amour à travers l’écran.

Pour «Happiness Sample Section» (2001), les deux artistes ont personnalisé une créature vierge du logiciel Poser (Metacreation) en intégrant divers éléments représentant le bonheur.

Quelques mois plus tôt, les Novarina-Croubalian avaient organisé un ambitieux jeu de piste à travers Genève dans le cadre de l’exposition Version 2000 de Saint Gervais. Les participants avaient dû franchir les murs d’un cimetière en pleine nuit, trouver le code d’un coffre secret, s’infiltrer dans les locaux du journal Le Temps, décrypter des textes de Borges, explorer les ruines d’un château près de Choulex (GE) et identifier une chambre de l’hôtel Cornavin.

Tout s’était passé comme dans un jeu vidéo, mais sans vidéo. Le lauréat avait gagné un iMac.

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Une version de cet article de Largeur.com a été publiée le 4 août 2002 dans l’hebdomadaire Dimanche.ch.

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