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La cinquième étoile

La veille, Turcs et Coréens du Sud avaient prouvé, lors d’une alléchante «petite finale» pour la troisième place du tournoi, que le nouvel ordre mondial issu des terrains asiatiques n’était pas seulement le fruit d’une imagination trop fertile.

Presque transparent depuis un mois, le buteur turc Hakan Sükür était devenu l’homme le plus rapide de l’histoire de la Coupe du Monde: onze secondes après le coup d’envoi, la phalange du Bosphore menait déjà par 1-0.

Au final, les Turcs s’étaient imposés (3 à 2) face à des Diables Rouges de Corée toujours aussi survoltés, comme si les six matches précédents n’avaient pas laissé de traces dans des organismes que la vox populi aime savoir «lessivés».

En rentrant au pays, l’équipe turque aura droit aux honneurs nationaux, sainte allégresse d’Anatolie et loukoums royaux de circonstance. La Corée du Sud, elle, célèbre ses héros depuis un mois sans discontinuer, tout en trouvant depuis trois jours le temps de pleurer, de manière tout aussi excessive, ses marins morts au cours d’un combat naval violent et furtif face à l’ennemi du nord. La Coupe du Monde est terminée: Séoul peut à nouveau songer à la question de Pyongyang. Il n’y aura pas de but en or.

Et au Brésil, la débâcle imminente du cruzeiro sur les marchés financiers attendra encore un peu. Car, on allait oublier de commencer par cela, la Seleçao a remporté dimanche sa cinquième Coupe, une cinquième étoile sur le maillot pour une équipe qui a failli… ne pas se qualifier pour le Mondial.

Revenons donc, si vous le voulez bien, à l’essentiel. La première mi-temps ressembla à un match de football entre le Brésil et l’Allemagne. Puissance et application côté germain, improvisation un rien timorée côté sud-américain. Comme à son habitude, la grosse Mannschaft profitait de l’infériorité physique supposée de l’opposant pour avancer méthodiquement, progresser sur le terrain par étapes, sans rien céder derrière.

La domination dura bien trente minutes, mais s’avéra, comme souvent, stérile. Qu’avaient créé les Allemands jusque-là? Pas grand chose, mais cela n’a jamais été leur propos. Comment dire? Il s’agit moins, pour l’équipe de l’entraîneur Rudi Völler, autrefois appelé «le renard des surfaces», de gagner une partie que d’attendre que l’autre la perde.

D’ailleurs, on approchait de la pause que les Allemands commençaient déjà les passes en retrait au gardien Oliver Kahn, l’homme de tous les superlatifs, de toutes les comparaisons imagées – «King Kong», «King Kahn», et autres articles de ménagerie.

Le portier du Bayern de Münich l’avait dit avant la finale, ce n’était pas ces danseuses de Brésiliens qui allaient lui faire peur. Ronaldo? Ronaldinho? Rivaldo? «Il faudrait déjà qu’ils approchent de la cage», avait dit l’homme invincible, fort de son bilan – un but encaissé en six parties.

Son arrogance avait été assénée avec une telle morgue, voix de stentor, que dans la salle de presse, les journalistes s’étaient tus. Même Helmut Kohl, à l’époque de ses colères homériques, n’avait jamais su imposer pareil respect. Au pays, on se disait qu’avec un tel gaillard pour tenir la baraque, on avait de bonnes chances de s’emparer du trophée. On savait, bien sûr, que l’équipe ne «produisait pas de jeu», mais peu importe: un gardien allemand allait remporter la Coupe du Monde à lui tout seul.

On jouait depuis 44 minutes, toujours en première mi-temps, quand le rebord supérieur de la cage de King Kong trembla sévèrement. Kleberson venait de tirer sur la transversale, les Brésiliens se réveillaient enfin.

En dessous, le primate solitaire n’avait pas bougé, comme un gorille dans la brume. Il grogna à peine. Mais il en fallait beaucoup plus pour déconcentrer le grand singe en (son) nid vert. Deux minutes plus tard, sans ciller, il arrêtait de la jambe droite une tentative à bout portant du «Fenomeno». On avait annoncé une finale Kahn-Ronaldo, on la tenait. A la mi-temps, le gardien allemand menait aux points.

Début de la seconde période, inversion de tendance. Probablement sermonnée dans les vestiaires par Rudi Völler (sale moment à passer, tout le monde en conviendra), la Mannschaft se remettait rapidement en ordre de marche. Tête à bout portant sauvée sur la ligne par les Brésiliens (46ème), puissant coup-franc de Neuville détourné sur le poteau par le portier auriverde Marcos (49ème), on avait subitement arrêté de mastiquer ses Bratwürst sur les Marktplatz d’Aix-la-Chapelle à Francfort-sur-l’Oder. La quatrième étoile sur le maillot redevenait une possibilité allemande.

A la 62ème minute, le défenseur Edmilson gratifia 72’000 spectateurs dans les tribunes de Yokohama, et trois milliards d’humains devant leur lucarne étrange, d’un strip-tease qui permit de vérifier qu’il est désormais plus difficile d’enfiler un nouveau maillot double-couche (nouveauté de cette Coupe du Monde) que de déchirer celui de l’adversaire. Un défenseur allemand avait précisément déchiré le sien. Un temps interdit par ces considérations textiles, on rata presque les trois secondes les plus importantes du tournoi: la première, et magistrale, bourde de King Kong.

Tir tendu de Rivaldo aux alentours des 20 mètres, trajectoire rectiligne, très «lisible», Kahn allait s’emparer de ce ballon-là. Il s’en empara, sauf que l’objet, vicieuse sphère en mouvement, ressortit des bras de l’homme invincible. Ô rien, trois fois rien: mais suffisamment pour que Ronaldo, en embuscade, achève les espoirs de la Mannschaft (67è).

L’équipe allemande ne se remit jamais de cet épisode. Elle n’avait pas encaissé un but, bien plus que cela: elle venait de perdre la foi en son gorille providentiel. En face, Ronaldo avait commis un pur acte de braconnage, pourtant réprouvé par loi. Un second allait suivre. Douze minutes plus tard, au terme d’une sublime combinaison à trois, Ronaldo trompait encore Oliver Kahn d’une reprise savante au ras du poteau. King Kong s’était envolé, remplacé par une grande carcasse pantelante. On sentait presque, malgré la distance, son fantôme se perdre dans le ciel de Yokohama.

Quand le secrétaire général du politburo du football mondial remit la Coupe du Monde au capitaine Cafu, on ne pensait qu’à ça: à l’exil intérieur de King Kong, à la fin de son mythe. Même Collina, l’arbitre chauve qui fait peur aux joueurs, n’arrivait pas à le consoler. On ne console par un grand singe blessé. Déchu, incapable de pleurer.