La Turquie pourrait profiter de la saga de son équipe sur les terrains d’Asie pour revendiquer la part d’Europe qui lui échappe depuis toujours. Analyse politique de ce dernier carré du Mondial 2002.
Débattrait-on des erreurs d’arbitrage avec la même énergie si elles ne favorisaient pas, comme cette fois-ci, un «petit»? A sa fougue joyeuse et méthodique, l’équipe de Corée peut désormais ajouter une qualité indispensable (pour remporter, par exemple, une finale de Coupe du Monde): elle sait à tous les coups sortir gagnante d’un concours de circonstances.
Ses victoires consécutives contre le Portugal au premier tour (triste fado), contre l’Italie en huitièmes (coup de botte), contre l’Espagne en quarts (vincible armada ibère), en font désormais, mais oui, une prétendante au sacre mondial.
Il y a seize ans très précisément, la «Main de Dieu» avait permis à Maradona d’inscrire un but de la main contre l’Angleterre. Dix jours plus tard, l’Argentine remportait au Mexique sa seconde Coupe du Monde. Heureux présage pour la Corée?
Il est un peu tôt pour le dire, mais la «feuille de route» des Coréens depuis le début de la compétition a plutôt fière allure. Trois scalps latins plus tard, ne reste aux gars de Séoul qu’à piéger l’équipe germanique à son propre réalisme pour s’ouvrir les portes de la finale de Yokohama le 30 juin prochain.
Vrai, la rencontre contre l’Espagne fut une fois de plus un moment de pure bravoure. Un but annulé pour les Espagnols, un tir sur le poteau de Morientes pendant la prolongation, rien ne pouvait arriver aux Diables rouges du Matin Calme. D’ailleurs, à l’heure des tirs aux buts qui devaient décider de l’issue du match, on constatait que les Coréens tiraient leurs penalties avec une émotivité de cyborgs.
Même le meilleur gardien du monde, en face, n’aurait pas servi à grande chose. D’ailleurs, Iker Casillas est probablement l’un des tout meilleurs, comme son homologue allemand Oliver Kahn.
On dit du portier allemand qu’il travaille aussi bien ses rouflaquettes que ses arrêts décisifs. Ce fut encore vrai à l’occasion du quart de finale Allemagne-Etats-Unis, qui permit de vérifier que ce n’est qu’en football qu’il est permis de taxer les Américains de naïveté.
Un temps hésitante, la grosse Mannschaft finit par se qualifier, comme à son habitude. Sérieuse, brutale, appliquée, elle n’a encore enthousiasmé personne. Elle devra adapter son jeu pour ne pas sombrer en demi-finale face aux insaisissables coréens. Prévenues avant elle, l’Italie et l’Espagne ont pourtant commis l’irréparable pêché d’orgueil.
On se félicitait encore de l’irruption du football asiatique débridé sur la scène mondiale quand Ilhan entra en jeu à la fin du quart Sénégal-Turquie. Immédiatement, en apercevant cette belle gueule racée, on se dit que cet homme-là tenait le match entre ses mains. Depuis le début, les Turcs domptaient sans difficulté les Lions de la Terenga, méconnaissables pour avoir trop trop rugi les jours précédents.
Comme ils sont Turcs, on ne dira évidemment pas qu’ils travaillent dur, mais qu’ils bossent fort. Et ils bossaient forts, mais les excellents ballons qu’ils adressaient à leur avant-centre Hakan Sukur manquaient invariablement leur cible. Parce que Hakan Sukur est hors de forme depuis toujours, et que sa gloire (il joue en Italie) est surfaite depuis son départ d’Istanbul.
C’est alors qu’Ilhan frappa, quatre minutes après le début des prolongations. Son but en or propulsait, pour la première fois, la Turquie en demi-finale d’une Coupe du Monde.
Si l’on fait confiance aux gravures d’époque, Ilhan est le sosie parfait de Kubilay Kahn, le fils de Gengis Khan. Et il est vrai, tous comptes faits, que le onze turc, de Hasan Sas à Emre, en passant par Ümit Davala ou encore Bastürk, respire le football. Il a cette manière de fouler le gazon que seules maîtrisaient les hordes turco-mongoles dévalant plein ouest dans la steppe.
D’ailleurs, que ce soit en jouant au ballon ou en négociant avec les instances européennes, les Turcs mettent toujours le cap sur le même horizon, en direction de ce total Occident qui ne lui a jamais rien concédé, hormis un déni d’européanité.
Gengis Khan, qui, on le sait désormais, manquait parfois de finesse, avait opté pour la mise à sac de l’Occident, rasant Budapest avant de camper devant Vienne. La Turquie 2002, elle, pourrait profiter de la saga de son équipe sur les terrains d’Asie pour revendiquer cette part d’Europe qui lui échappe depuis toujours.
D’Ankara à Izmir, 65 millions de Turcs ne rêvent que de cela: une finale contre l’Allemagne, terre d’exil qui a absorbé depuis pluieurs décennies près de trois millions de compatriotes sans pour autant en faire de véritables citoyens.
Mais avant qu’une éventuelle victoire turque en finale contre la grosse Mannschaft ne provoque un raz-de-marée dans les Dardanelles, il faudra éliminer le Brésil, vainqueur… de la même Turquie au premier tour (2-1), grâce à un penalty inexistant accordé par un arbitre peu inspiré.
Deux revanches au programme — sportive contre le Brésil en demi, et politique contre l’Allemagne en finale. L’hypothèse a de quoi doper le vieux patriotisme ottoman, qui sombra à la fin du premier conflit mondial dans la Turquie relookée, laïcisée et aseptisée d’Atatürk.
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Journaliste à Paris, Guillaume Dalibert jubile depuis le début de la Coupe du Monde. Autant devant les exploits des soi-disant «petits» que grâce à l’exaspération des journalistes sportifs attitrés, déroutés par l’effondrement de leurs certitudes provoqué par le nouvel ordre mondial du football.
