«Au football, tout est compliqué par la présence de l’équipe adverse», disait Jean-Paul Sartre, qui avouait volontiers ne rien connaître au jeu. Et au Mondial?
Six jours après le début des hostilités dans les pays du Matin Calme et du Soleil Levant, et près de vingt matches plus tard, le Mondial 2002 a déjà réservé quelques heureuses surprises, ces instants de grâce où l’ordre géopolitique mondial est bouleversé durant deux fois 45 minutes de jeu par une improbable coalition de petits poucets surgis du néant.
«Le football est le seul événement mondialisé où l’hyperpuissance américaine ne domine pas la scène», écrit le spécialiste des relations internationales Pascal Boniface dans un captivant petit bouquin intitulé «La Terre est ronde comme un ballon, Géopolitique du Football». Aussi pertinent qu’il demeure, le constat a perdu une partie de sa force mercredi quand les Etats-Unis, nain footballistique, ont battu par 3 à 2 le Portugal, ci-devant grande puissance du ballon rond.
Comme les Français contre le Sénégal en match d’ouverture, les Lusitaniens ont fauté psychologiquement: ils ont cru pouvoir passer l’épaule sans concourir, confits dans leur certitude de l’excellence tactique et technique pour laquelle, d’ordinaire, on les vénère. Plus dure fut la chute.
Quelle détresse dans le regard du meneur de jeu Luis Figo, ex-joueur le plus cher du monde – à l’été 2000, un an avant l’achat de Zidane, le Real de Madrid déboursa près de 100 millions pour s’attacher les services du stratège lisboète. Depuis, il joue moins bien. Les mauvaises langues murmurent qu’on ne peut pas être à l’heure à l’entraînement en suivant les cours de bourse depuis sa Ferrari.
Auparavant, le Costa Rica (4 millions d’habitants) avait défait la Chine (300 fois plus peuplée). Bien sûr, cela n’a rien à voir, mais tout de même. Pendant toute la recontre, on regardait évoluer les 22 joueurs en songeant à la taille respective de leurs deux Etats, et aux ambitions planétaires des hommes qui les dirigent.
Les ambitions de Jiang Zemin sont bien connues. De la Maison Blanche au Kremlin, on ne cesse de les analyser pour mieux les contrecarrer. Les ambitions mondiales du Costa Rica sont nettement plus linéaires: battre la Chine au football. C’est fait.
On rétorquera que les Chinois participent pour la première fois, qu’ils n’entendent rien au jeu en mouvement, et que la tâche du sélectionneur (choisir onze bonshommes sur 1,2 milliard) est un peu plus compliquée qu’au Liechtenstein. Peu importe. De Pékin à Chengdu, la honte est nationale, la première Coupe du Monde à laquelle participe le pays sera une inutile humiliation, tout ce que détestent les Mandarins du comité central.
D’autant que si chacune des lignes de l’équipe affichait sa faiblesse sur le terrain, en Chine, c’est le milieu qui empire.
Il n’y aurait pas d’équipes sans hommes. S’il n’en fallait retenir qu’un depuis le début, ce serait celui-là: Hasan Sas. L’attaquant turc est chauve, c’est à la mode sur les terrains. Il aura 26 ans le 1er août prochain, un anniversaire qu’il célébrera à Galatasaray, le quartier d’Istanbul qui a donné son nom à la meilleure équipe de Turquie, dans laquelle il évolue.
Lundi, on jouait les arrêts de jeu de la première mi-temps de Brésil-Turquie, autre combat entre géants et petits poucets, quand Hasan Sas entra dans l’histoire, dans la mienne en tous cas. Les Brésiliens dominaient, mais comment dire, ils n’arrivaient pas à passer la tête devant les Turcs.
C’est alors, à la 47e minute, qu’émergea de la défense turque un long ballon, trajectoire parabolique, une seconde et demie de vol tout au plus. Le ballon retomba juste devant Hasan Sas, aux prises avec un défenseur brésilien. Il eut à peine le temps de rebondir, car le pied gauche de Hasan Sas venait de couper sa remontée après l’impact au sol. Aussitôt, l’objet prit la direction du but adverse, terrassant le gardien Marcos.
A la pause, la sélection turque menait au score. Et Hasan Sas avait été phénoménal: un but de légende, des dribbles «brésiliens», une agilité jouissive. On tenait là la surprise la plus colossale depuis le début de la Coupe du Monde. Mais les Brésiliens refirent leur retard, par Ronaldo. Et triomphèrent à trois minutes de la fin sur un penalty discutable.
C’est alors, à deux secondes du terme, que l’on comprit enfin pourquoi, dans les fables, les petits poucets sont fondamentalement plus honnêtes que les ogres. Rivaldo, astre de la sélection brésilienne, attendait le ballon pour tirer un corner. Un joueur turc le lui adressa, certes un peu fort, mais pas trop. Le ballon toucha le genou de Rivaldo, qui porta immédiatement les deux mains à ses yeux, se jetant par terre dans d’effroyables convulsions, foudroyé, aveugle. L’arbitre, pas malin, expulsa aussi sec le joueur turc, qui ne pipa mot. On retrouvait, un siècle plus tard, toute la dignité ottomane dans les instants tragiques.
Enfin, on ne saurait terminer cette chronique sans évoquer le «match de la peur», sorte de finale de coupe du monde anticipée qui attend les Français jeudi après-midi à Pusan, en Corée du Sud. Sur le site officiel de la Coupe du Monde, rubrique équipe de France, les internautes ont la possibilité de se défouler dans un salon de discussion qui prend déjà des allures de tribunal populaire.
Choqués par la défaite initiale contre les Lions de la Terenga, autrement dit les Sénégalais, les supporters se préparent à brûler leurs idoles en cas de nouvelle déroute contre l’Uruguay, une défaite qui éliminerait, déjà, les Bleus de la course au titre qu’ils détiennent depuis 1998.
L’énergie rédactionnelle de certains intervenants du forum fait chaud au coeur: «Leboeuf, retournes à l’écurie!», intime un gars de Biarritz au stoppeur des Bleus, effectivement lent comme un bovidé, et depuis trop longtemps. «Trop de shampooing tue le football», dénonce un autre, en référence aux mirifiques contrats publicitaires des joueurs français, des biscuits au beurre aux téléphones mobiles, en passant par l’électro-ménager.
S’ils perdent contre la Céleste – c’est le surnom de l’équipe d’Uruguay –, les Bleus n’iront pas au paradis. Et ils auront bien besoin de la police de Sarkozy, à leur retour prématuré à Roissy.
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«La Terre est ronde comme un ballon. Géopolitique du Football», de Pascal Boniface, 202 pages, éd. du Seuil, coll. L’Epreuve des faits, mai 2002
