LATITUDES

Elisabeth Lévy attaque les «Maîtres censeurs»

En ferraillant contre la pensée unique, l’ex-journaliste du Nouveau Quotidien réussit avec brio son entrée dans l’intellectualité parisienne.

Avec «Les Maîtres censeurs», Elisabeth Lévy a réussi un coup de maître. Le titre du livre est chouette, le contenu passionnant et d’un intérêt soutenu, l’écriture parfaite: bref l’ancienne journaliste du Nouveau Quotidien (où nous fûmes collègues), devenue un des piliers de l’émission Culture et dépendance sur France 3 réussit avec brio son entrée dans le monde choisi de l’intellectualité parisienne.

En quatrième de couverture, la dame ne cache pas son ambition: précisant qu’il s’agit de son premier essai, elle annonce les suivants. Après Calmann, Benny et Bernard-Henri, nous devrons désormais tenir compte d’Elisabeth. D’ailleurs, BHL l’a adoubée dans la seule émission culturelle qui compte, Tout le monde en parle, d’Ardisson. Comment ne pas en parler si tout le monde en parle?

En détournant le titre d’un ouvrage fameux d’André Glucksmann, «Les Maîtres penseurs» (Grasset, 1977), Elisabeth Lévy désigne sa cible: ceux qui passèrent un temps pour des nouveaux philosophes maintiennent aujourd’hui le peuple dans l’ignorance en faisant régner l’horrible pensée unique sur les tam-tams médiatiques, littéraires et télévisuels.

Sus donc aux Glucksmann et aux Lévy (Bernard-Henri), et, tant qu’on y est, sus au Monde et à Libé, sus au Nouvel Obs. Et vive Marianne!

Pas seulement la Marianne de Jean-François Kahn, grand pourfendeur de pensée unique, mais la Marianne qui, sous les traits de Bardot, Deneuve ou Casta, incarne la République. Car Elisabeth est républicaine. Elle est même souverainiste. Chevènement est son prophète et Bruxelles sa hantise, mais de cela elle parle peu, le suggère à peine.

Pour développer ses thèses, l’auteur n’a que l’embarras du choix: de l’Algérie aux avatars de la peinture branchée, dont elle fait d’excellentes analyses, elle virevolte de Résistance en Cohn-Bendit, de Kosovo en traité de Maastricht.

Elle ne rate ni Le Pen, ni Jospin. La gauche caviar en prend bien sûr pour son grade, de même que les humanitaires professionnels. Ce genre de prise de bec fait toujours plaisir, ce n’est pas par hasard que le Canard Enchaîné gagne des sous sans pub depuis près d’un siècle!

Elisabeth Lévy aime «ferrailler», comme elle dit. Je ne vais pas le lui reprocher, moi aussi j’adore ça. Mais je sais que ce penchant exercé par la plume est un faux duel: l’auteur choisit son arme, son terrain, son temps, son ton et ses limites.

Est-ce pour avoir trop longtemps dit du bien de Bruxelles dans les colonnes du Nouveau Quotidien qu’elle peine – au-delà de l’exécration affichée – a en dire du mal?

N’est-ce pas par volonté d’identification à la Troisième République (celle de la guerre de 14) qu’elle défend, avec une mauvaise foi impardonnable pour quelqu’un qui a travaillé dans cette partie d’espace germanique qu’est la Suisse, la politique serbe des années 1991-1992?

Comment prétendre faire «la chronique d’une décennie de plomb» sans dire un mot d’Israël et de la Palestine? Comment imaginer, sauf à être vraiment nulle en géographie comme en économie, que la simple restauration des frontières françaises puisse mettre la République à l’abri de la mondialisation?

En lisant «Les Maîtres Censeurs», j’ai éprouvé le même plaisir qu’en lisant autrefois le «Pourquoi des philosophes» de Jean-François Revel. Je n’ai hélas plus dix-huit ans. Et j’ai vu Revel se transformer en un réac de droite confit de la dévotion (c’était le nom de la pensée unique vers 1960) qu’il dénonçait avec talent à l’époque.

Elisabeth Lévy est devenue, encore plus vite, une réac de gauche. Elle loue Régis Debray, crache sur le shit, fantasme sur le retour de l’autorité. C’est son choix, mais elle ne m’en voudra pas de lui rappeler, en toute amitié, ces lignes du Revel de «La Cabale des dévots», cuvée 1962:

«En répétant tous les jours «vous êtes très angoissés», à des lecteurs sereins et gavés, elle [la philosophie] achève de les tranquilliser. Que notre satiété soit menacée par la misère de la majorité des hommes ne nous tourmente même plus. Puisqu’il est officiel que nous vivons dans l’angoisse, nous avons le droit d’ôter de notre esprit les motifs de contrariété, et même nos doctrines d’opposition ne supportent plus d’opposition. La révolte a elle aussi ses dévots.»

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A lire:

«Les Maîtres censeurs», par Elisabeth Lévy, JC Lattès, 365 pages, CHF. 38.-