LATITUDES

Un Mondial en yens, en dollars et en euros

On ne peut pas parler de la Coupe du Monde sans évoquer les étiquettes des prix. Où est le «peuple du football» dont parlait Sepp Blatter? Correspondance de Tokyo.

Trop de foot va tuer le foot, prévoit-on depuis quelques années en Europe. Une chose est sûre, en ce début de Mondial, les Japonais ne risquent pas d’en être saturés. Car ici, le sport roi reste le base-ball: des heures de retransmission télévisée. Sur les rares pelouses des faubourgs de Tokyo, les gamins rêvent d’Amérique, pas de Zidane.

A Saitama, au nord de Tokyo, quand un chauffeur de taxi tend l’oreille pour tenter de comprendre le résultat beuglé par un commentateur, c’est du base-ball, pas du football. Et dans une ville qui compte 12 millions d’habitants, ce ne sont pas quelques malheureux matches de foot étalés sur cinq semaines aux quatre coins de la mégalopole, devant 50’000 spectateurs de moyenne, qui vont affoler la population.

Il y a bien eu la création de la J-League, il y a près de 10 ans, quand les entreprises du coin avaient encore un peu d’argent dans les caisses, mais la crise économique est passée par là, et la D1 japonaise est aujourd’hui exsangue, abandonnée par les joueurs en fin de carrière qui étaient venus y faire fortune. Quant aux candidats spectateurs, il faut qu’ils lâchent 13’000 yens (environ 130 euros) pour s’offrir le maillot Adidas de l’équipe du Japon, qui ressemble à s’y méprendre à celui de l’équipe de France.

C’est le Mondial du fric, on le savait déjà, et pas celui du «peuple du football», pour reprendre la formule de ce cher Sepp Blatter. Pour que l’événement devienne populaire, il faudrait déjà que les Japonais se sentent concernés. Pour faire le nombre, il y aura bien les immigrants australiens – d’origine italienne, turque ou sud-américaine – qui ont toujours le foot dans les gènes et pour qui un voyage au Japon n’est pas le bout du monde.

Il y aura aussi les Anglais et les Irlandais, mais ils avaient intérêt à acheter leur billet à l’avance, car le tarif au marché noir est rédhibitoire: de 350 à 500 dollars pour un match du premier tour, sans compter le voyage et l’hôtel. Quant aux Français embarqués dans l’aventure coréenne, ils ont claqué 45’000 francs (près de 7’000 euros) pour assister au premier tour avec le «club des supporters de l’équipe de France», mais les repas ne sont pas compris, et leur hôtel n’a pas de piscine.

Autrefois en Angleterre, on comparait le rugby, sport de voyous joué par des gentlemen, au football, sport de gentlemen joué par des voyous. Aujourd’hui au Japon, le football est d’abord un sport de riches, ces spectateurs qui peuvent s’offrir le voyage, le billet ou le maillot, joué par des riches, ces joueurs grassement payés qui semblent de plus en plus fatigués de faire leur métier, à quelques exceptions près.

Ces exceptions, c’est justement ce qui reste à la télévision pour nous faire croire que le Mondial de football est un événement planétaire, et doper ses taux d’audience.

Raul, le buteur espagnol, s’élevait cette semaine contre ce culte de la personnalité devenu règle d’or du football moderne. Mais l’importance exagérée des Raul, Figo, Zidane et autres Beckham est justement née de ce mariage contre nature: à ma droite, le football, sport collectif par excellence; à ma gauche, la télévision, qui ne s’intéresse qu’aux individualités, pour en tirer le maximum de profit.

C’est le Mondial, du fric, de la télévision et de l’intox, mais le système a été tellement perverti que la réaction sera terrible. L’heure de la revanche a déjà sonné, et elle a commencé sur le terrain, du côté de Séoul: les inconnus du Sénégal, en pleine forme, ont battu les stars de l’équipe de France, épuisées par trop de sollicitations médiatiques, laminées par les rois du marketing. Ce n’est pas fini, il y aura d’autres surprises, et avec un peu de chance le football redeviendra bientôt ce «beautiful game» cher à ses inventeurs, de l’autre côté de la Manche.

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Paul Papazian, basé à Londres, est journaliste depuis 10 ans et couvre les grands événéments sportifs internationaux pour divers médias. Il était l’envoyé de Largeur.com à Sydney lors des Jeux olympiques de l’an 2000.