Depuis deux mois, la revue «Roz» s’adresse aux femmes afghanes, même à celles qui ne savent pas lire. Interview de la responsable du projet, la journaliste Marie-Françoise Colombani.
Au début du printemps, on apprenait que le magazine «Elle» et son éditeur Hachette Filipacchi travaillaient au lancement d’une nouvelle publication en Afghanistan. Objectif affiché: redonner aux Afghanes la possibilité de se distraire, mais aussi de s’éduquer et ainsi peu à peu réintégrer une société qui les avait exclues.
Le magazine, baptisé Roz («Le Jour»), publie des articles en langue pachtou et en dari. Son premier numéro est sorti de presse début avril. Où en est-il deux mois plus tard? Interview de Marie-Françoise Colombani, éditorialiste à «Elle» et initiatrice du projet.
Le magazine Roz a déjà beaucoup fait parler de lui…
Oui, cela a été un vrai succès, autant pour ceux qui ont cru à ce projet et qui nous ont soutenus que pour les femmes là-bas qui le lisent avec plaisir.
Comment vous êtes-vous retrouvée à Kaboul?
Cela fait longtemps que je suis branchée sur l’Afghanistan, j’avais déjà interviewé Massoud à l’époque. Et puis l’année dernière, après son assassinat, j’ai réalisé un reportage sur sa femme. C’est un pays que je connais bien.
D’où est venue l’idée de lancer un magazine féminin afghan?
«Elle» s’était déjà impliqué dans différents projets en Afghanistan. Avec Marion Ruggieri, nous avons essayé de convaincre la direction de poursuivre l’effort en créant un journal. Par la suite, le groupe Hachette a investi 80’000 euros et a acheté le matériel informatique et technique nécessaire à sa production. Je suis partie trois semaines sur place pour tout organiser.
Comment avez-vous monté l’équipe rédactionnelle locale?
Nous travaillons avec un contact sur place qui nous a fait rencontrer deux équipes. Nous voulions privilégier des femmes, parce-que ce journal s’adresse en priorité à elles, mais aussi parce qu’il est indispensable qu’elles réoccupent une place active dans la société. Ce projet peut leur permettre de se former à des tâches diverses.
Et quels ont été vos critères d’embauche?
Cela a été très intéressant: les deux équipes que nous avons rencontrées étaient constituées d’une part de femmes jeunes et d’autre part de femmes un peu plus mûres. Nous avons été étonnées de voir que les plus jeunes étaient beaucoup plus austères, influencées par le poids du régime taliban. Nous avons donc arrêté notre choix sur des femmes qui ont dépassé la trentaine, car elles ont un passé plus libre, elles ont connu autre chose et sont donc plus ouvertes. Cela dit, nous avons tout de même dû engager quelques hommes, pour des questions de compétences spécifiques, notamment en matière d’imprimerie et de graphisme.
Existait-il déjà des magazines féminins en Afghanistan avant les talibans?
Bien sûr! Comme toutes les femmes, les Afghanes sont intéressées par ce qui touche à la beauté. Ces journaux n’étaient en rien comparable au «Elle» occidental mais ils comportaient des conseils de coquetterie pour les cheveux, des articles sur l’éducation, des nouvelles, des poésies – les Afghanes ont un côté fleur bleue – et même de l’astrologie! Il ne faut pas oublier que ce pays a été très libre autrefois.
L’Afghanistan doit faire face à un taux élevé d’illétrisme. Qui va lire Roz?
Nous nous sommes naturellement posé la question, dans un pays où 9 femmes sur 10 ne savent pas lire. Finalement c’est une Afghane qui y a répondu. Elle nous a dit: «Une femme lit et les neuf autres écoutent». C’est très fréquent. D’ailleurs, comme il n’existe pas de points de vente, le journal est distribué dans les lycées, à l’Université, dans des endroits ciblés.
L’intérêt actuel de l’Occident pour l’Afghanistan ne risque-t-il pas de diminuer?
Notre engagement dans ce pays s’inscrit dans une succession d’actions menées depuis plusieurs années. «Elle» est avant tout un magazine qui s’engage au côté des femmes, avec un état d’esprit très libre. Que ce soit pour le vote des femmes en France, l’IVG dans les années 1970, l’égalité des salaires ou la cause des femmes algériennes, notre ligne directrice reste toujours la même. C’est pourquoi nous soutiendrons les femmes afghanes pour défendre leurs droits.
Allez-vous effectuer un suivi régulier de ce magazine?
Oui, un suivi financier, mais aussi un suivi de terrain. Je vais y retourner prochainement et plusieurs voyages sont prévus. Mais notre but est de rendre ce journal autonome à moyen terme.
La photo de couverture montre une jeune femme sans voile. Etait-ce un symbole?
Evidemment. Même si elles continuent souvent à le porter par habitude, et parce qu’elles n’osent pas encore s’en défaire. Cela dit, le contenu de Roz ne comporte aucune photo de femmes. Il faut être prudent, on ne peut pas publier tout ce qu’on veut, sous peine de voir sa parution interdite.
Dans un pays où la stabilité politique n’est pas garantie et où rien ne semble acquis, était-ce le bon moment de lancer un magazine?
Nous sommes conscients de la situation. Notre directeur s’est même fait emprisonner pendant huit jours pour avoir tamponné une voiture par mégarde, c’est vous dire… Il faut anticiper, aider ces femmes à reprendre des habitudes normales. Le moment me semble donc tout à fait bien choisi.
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Propos recueillis par téléphone le 16 mai 2002 par Semaja Fulpius.
