Bonne journée: la France se mobilise contre le Front national, la Suisse reconnaît le Timor oriental, le Nikkei clôture en hausse à la bourse de Tokyo et je viens de lire «Dans le train» de Christian Oster.
Autant le préciser tout de suite, c’est un petit livre léger, discret, modeste, pas intimidant pour deux sous. Je vous dis ça au cas où vous ressembleriez au doux héros de Christian Oster: ayant passé son temps à vivre tant bien que mal, il n’a pas pris celui de lire et se retrouve aussi gêné à la vue du moindre ouvrage que doit l’être Madame Borer lorsqu’on feuillette le «Sonntagsblick» devant elle.
Il fut un temps, paraît-il, où l’on draguait aux terrasses des cafés en promenant d’épais volumes de philosophie sartrienne sous le bras. Epoque apparemment révolue. Je doute fort que le dernier BHL ou un kilo de Bourdieu posthume puisse vous être désormais d’une quelconque utilité aux heures les plus chaudes.
Tant mieux, donc, pour notre héros qui ne lit pas. Il s’appelle Frank. Il est de taille moyenne, d’âge moyen, d’inculture moyenne, d’un attrait moyen sur le grand marché de la séduction, vous l’aurez compris, mais on l’aime dès la première ligne.
Les romans de Christian Oster nous ont habitué à ce genre de personnage. Candide et gauche. Touchant et chiffonné. Vulnérable et cocasse. Brouillé avec la réalité mais s’y résignant tout de même puisque c’est le seul endroit où il est possible de trouver l’amour.
«Dans le train» est ainsi un roman où la SNCF assure le transport amoureux. L’histoire tient en deux mots. Sur le quai de la gare Saint-Lazare, attendant un train pour une destination aussi floue que son existence, Frank est attiré par une jeune femme qui porte des lunettes et un gros sac. Il lui adresse la parole. Noue un début de relation fragile. Sent quelque chose qui s’éveille en lui. Et fera tout pour que ce hasard ferroviaire se transforme en nécessité existentielle.
La quête ou le deuil de l’amour: les romans de Christian Oster ne parlent jamais que de ça.
Mais il y a le sac de l’inconnue. Ce poids qui l’embarrasse, la fait souffrir. Tout part de là et y ramène: «Mon problème, tout de suite, a été de savoir si je devais lui suggérer de le lui porter, son sac, ou, plus rationnellement, plus économiquement, du point de vue de l’effort — aussi bien du mien que du sien —, de l’amener à consentir à ce qu’elle le posât.»
Il est comme ça, Frank. Il pèse et soupèse les plus petites choses avec une gravité loufoque et une drôlerie au fond sérieuse. Mais, à cet instant, il ne sait pas encore que le sac contient des livres. Ces livres qui manquent à sa vie. Qui semblent, en revanche, occuper une place mystérieuse dans celle de la femme approchée. Comme un obstacle sur le chemin où il rêve de la conduire: «de l’indifférence au désir». Frank est intimidé par la littérature.
Alors il accumule les maladresses, danse d’un pied sur l’autre, toujours en déséquilibre, à deux doigts de se casser la figure. C’est un séducteur paradoxal qui avance à reculons, s’émerveille d’un simple «au revoir» échangé dans un hall de gare, mais préfère parler d’amour quand l’occasion lui est donnée de le faire.
C’est cela que je savoure chez Christian Oster: cette subtile chorégraphie intérieure d’hésitations, de mouvements intempestifs, de spéculations inquiètes, de vertiges interprétatifs face au réel qui ne se laisse pas saisir. Il fait entendre une musique à la fois allègre et mélancolique. On dirait une sorte de Proust en modèle réduit.
On reste ainsi niché dans la tête de Frank le temps d’un aller-retour Paris-Rouen — ponctué par une halte hilarante à l’hôtel des Voyageurs de Gournon. Revenu à la gare Saint-Lazare, on met le nez hors du train et du roman: on retrouve Paris, la France sommée de choisir entre Chirac et Le Pen, et le joli mois de mai qui, cette année, fait un drôle de printemps.
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«Dans le train». De Christian Oster. Editions de Minuit.