CULTURE

Des intellectuels dans le siècle

Quelques mots à propos de Walter Benjamin, Franz Hessel, Victor Serge, Varian Fry et Jean-Claude Girardin.

Il y a des événements qui nous poursuivent sans que l’on sache précisément pourquoi. Sinon qu’ayant été marquants dans l’histoire du monde, ils ont forcément déteint sur notre vie à nous, pauvres pékins…

Parmi ces événements récurrents figure le sort des intellectuels allemands ou centre-européens, souvent juifs mais pas seulement, confrontés à la montée du nazisme dans les années 1930. Une des figures qui m’a particulièrement séduit est celle de Helen Hessel (lire les notes ci-dessous), entrée dans l’histoire pour ses amours tumultueuses et triangulaires avec Franz Hessel, son mari, et Henri-Pierre Roché, son amant ami de son mari, qui raconta leurs aventures dans Jules et Jim un roman adapté au cinéma par François Truffaut. Jeanne Moreau la campait en amoureuse inoubliable chantant:

    Elle avait des bagues à chaque doigt,

    Des tas de bracelets autour des poignets

    Et puis elle chantait avec une voix

    Qui sitôt m’enjôla.

C’est un article du dossier du Magazine littéraire d’avril consacré au philosophe Walter Benjamin qui vient de me replonger dans ces années à la fois troubles et passionnantes.

Benjamin fut un ami proche de Franz Hessel. Tous deux travaillèrent ensemble. On leur doit notamment une traduction de Proust en allemand. En 1938, alors que Franz Hessel, affichant sa judéité, s’entête à demeurer à Berlin, sa femme va le rejoindre et le convainc de l’accompagner en France quelques jours à peine avant la sinistre Nuit de cristal.

Le couple finit par se fixer à Sanary-sur-Mer, dans ce Midi où nombre d’artistes et d’écrivains avaient trouvé refuge. Lors de la déclaration de guerre, Hessel et Benjamin, sujets allemands, sont internés dans des camps. Walter Benjamin tente de passer en Espagne grâce à l’aide du Comité américain de secours animé par Varian Fry. Mais, refoulé faute de visa, le philosophe se suicide.

On commence à bien connaître les activités de ce comité américain à Marseille, comité qui sauva de la déportation et peut-être de la mort des dizaines d’intellectuels et d’artistes dont Claude Lévi-Strauss, André Breton, Marc Chagall ou Victor Brauner pour ne citer que quelques noms. Coup sur coup, deux ouvrages «La Liste noire» de Varian Fry (Plon, 1999) et «Marseille année 40» de Mary Jane Gold (Phébus, 2001) ont raconté cette entreprise unique de sauvetage de la pensée européenne par une poignée de jeunes idéalistes.

Proche d’eux, Helen Hessel fut mêlée au sauvetage de deux personnalités de la gauche révolutionnaire, Victor Serge et Fritz Lamm dont le hasard veut que chacun ait fait l’objet d’une étude cet hiver. Sous l’impulsion de Jil Silberstein, les éditions Laffont ont réuni en un copieux volume de leur collection Bouquins les «Mémoires d’un révolutionnaire» de Victor Serge flanqués de l’essentiel de ses écrits politiques.

Dans sa «Lettre à mon ami Fritz», Jean-Claude Girardin raconte la vie de Lamm. Si Victor Serge est célèbre aussi bien comme analyste politique que comme romancier, Fritz Lamm est lui un militant peu connu en dehors de l’Allemagne. Mais connus ou inconnus, ils représentent des figures marquantes, emblématiques même, tant elles sont typées, de la gauche révolutionnaire non communiste de l’entre-deux-guerres.

Les «Mémoires» de Victor Serge sont aujourd’hui le plus court et le plus sûr chemin à la connaissance et à la compréhension de l’impact exercé par la Révolution d’Octobre sur la conscience européenne. Victor Serge en ayant été à la fois un protagoniste de premier plan et un observateur attentif et même distant en raison de son inclination pour l’anarchie est parmi les mieux placés pour parler d’octobre et de sa dégénérescence. Si l’on veut comprendre pourquoi les bolcheviques (staliniens et trotskistes confondus) sont si nombreux dans la course à la présidence française, il faut commencer par lire Victor Serge. Comme il est de surcroît un excellent écrivain, il sait faire vibrer le lecteur depuis ses démêlés de jeunesse avec la justice française qui, convaincue de tenir en lui le mentor de la bande à Bonnot, l’expédia en prison jusqu’à son arrivée au Mexique en 1941.

Editeur de Victor Serge, l’écrivain Jil Silberstein entendit pour la première fois parler de lui par une de ses clientes alors qu’il tenait la petite librairie sise aux Escaliers-du-Marché à Lausanne. C’était au début des années 1980. Une vingtaine d’années plus tôt, au même endroit ou, selon le cas, juste au-dessus, au bar à café Le Barbare, un étudiant français tout de rondeur et de volubilité entretenait à mi-voix ses proches (dont j’étais) de sa découverte de l’Allemagne où le réseau Jeune Résistance l’avait envoyé en raison de son refus de participer à la guerre d’Algérie. Des Français qui quinze ans après les avanies de la guerre de 39-45 se réfugient en Allemagne pour ne pas faire la guerre en Algérie, ce n’était pas banal! Cet insoumis s’appelait Jean-Claude Girardin.

Quarante ans plus tard, il règle une dette en écrivant cette «Lettre à mon ami Fritz», l’ami Fritz étant allemand, juif, homosexuel, socialiste, syndicaliste, pacifiste, ami de la nature. C’est lui qui, en 1960, accueillit le jeune Girardin et ses camarades à Stuttgart et organisa leur séjour. Né en 1911, Fritz Lamm s’était formé dans l’Allemagne de Weimar, puis, dès 1933, forgea sa conscience politique dans le combat contre les nazis.

Réfugié en France en 1939, il est interné dans un de ces camps de concentration du sud-ouest emplis de républicains espagnols chassés de chez eux par la victoire de Franco et de Juifs d’Europe centrale fuyant le nazisme. Dans «La lie de la terre», Arthur Koestler a fait le récit terrifiant de la vie dans ces camps. Après diverses péripéties, Lamm parvient à partir pour Cuba où il passera la guerre. Il ne rentrera en Allemagne qu’en 1948 pour y reprendre aussitôt ses multiples activités politiques jusqu’à sa mort en 1977 en occupant notamment un poste important au syndicat des métallos.

L’intérêt de la «Lettre» de Girardin tient au double portrait qu’il trace: celui de Fritz et le sien. Lamm, militant atypique d’une certaine manière parce qu’on ne saurait le réduire à une étiquette, est surtout représentatif de l’honnête homme du XXe siècle, du citoyen responsable qui agit dans tous les domaines de sa vie quotidienne selon une morale réfléchie, librement consentie, et défendue contre toute agression. Mais si l’on se réfère au milieu dans lequel il a vécu et combattu il n’en va pas de même comme en témoigne ce débat pêché au hasard de l’Internet. Girardin se pose lui en jeune homme en quête de la vérité, des valeurs citoyennes dirait-on aujourd’hui, et payant cette quête au prix fort: l’exil, la solitude.

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Au sujet de quelques personnes citées:

Helen et Franz Hessel, sont tous deux des écrivains d’origine allemande, elle de famille protestante, lui d’origine juive, mais ne revendiquant sa judéité qu’au moment où les persécutions nazies prirent de l’ampleur. Le couple Hessel est très lié (par l’amitié et le travail) au philosophe juif allemand Walter Benjamin, qui se suicide en 1940 pour échapper aux nazis. Un autre ami du couple, Henri-Pierre Roché, est un écrivain français qu’ils ont rencontré à Paris dans les années 1920 et qui raconta leurs aventures dans un roman.

François Truffaut (1932-1984) a réalisé le film « Jules et Jim » avec Jeanne Moreau en 1961. Film annonciateur par sa liberté de ton et de moeurs de l’explosion libertaire de mai 1968.

Varian Fry (1908-1967) est un diplomate américain (agent secret sur les bords) qui organisa à Marseille un réseau clandestin pour faire passer en Amérique les intellectuels et artistes européens menacés par les nazis. Mary Jane Gold, Américaine jeune et riche, fut surprise en France par la guerre, décida d’y rester et aida le réseau de V. Fry

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A lire:

Victor Serge: «Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques». Choix de Jil Silberstein, appareil critique de Jean Rière. R. Laffont, coll. Bouquins, 1000 page, 30,3€

Jean-Claude Girardin: «Lettre à mon ami Fritz et autres récits d’après-guerre». Ed. Exils, 135 pages, 17€