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Comment le New York Times a supprimé, le 9 septembre, un article consacré aux menaces de Ben Laden

Le grand quotidien new-yorkais reconnaît avoir publié puis fait disparaître de son site, le 9 septembre, un article mettant en garde contre Ben Laden. Mais il refuse d’en dire davantage. Enquête.

C’est une histoire troublante. La presse américaine n’en a pas encore parlé, à notre connaissance. Largeur.com a reconstitué les faits et contacté les principaux protagonistes.

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Dans la nuit du 8 au 9 septembre 2001, soit deux jours avant l’attentat du World Trade Center, le New York Times publiait sur son site un long article à propos des menaces proférées par Oussama Ben Laden à l’encontre des Etats-Unis. L’article évoquait en particulier une cassette vidéo de 110 minutes dans laquelle le leader d’Al-Qaida s’en prenait aux Américains.

Quelques heures plus tard, le journal supprimait cette page de son site, sans raison apparente.

Le 12 septembre, au lendemain des attentats, une version édulcorée de l’article, nettement moins critique envers les services secrets américains, paraissait dans l’édition imprimée et sur le site internet du quotidien.

La première version a complètement disparu des archives du New York Times. L’adresse originale de l’article du 9 septembre renvoie désormais à l’article publié le 12.

Le NYT admet avoir retiré l’article initial de son site quelques heures après parution. «Il n’avait pas été relu par les éditeurs et il avait été affiché par erreur sur le site», a expliqué à Largeur.com Christine Mohan, porte-parole du site du NYT. Elle refuse de dire si le contenu de l’article était la cause de son retrait. «Nous ne donnons par principe jamais les raisons du retrait d’un texte.»

Largeur.com a eu accès à la version initiale de l’article, intitulée «Sur vidéo, Ben Laden trace un futur violent ».

L’auteur de l’article, John F. Burns, a été joint par Largeur.com à Kaboul. Il impute à un problème d’espace la non-publication de son texte dans la version imprimée du journal du 9 septembre.

«L’article avait été relu, mais un manque de place à la dernière minute a fait qu’il a été retenu», nous écrit-il dans un message électronique. «Il a été retenu lundi pour les mêmes raisons, pas pour des raisons politiques, mais il avait été publié sur le site car on leur avait dit qu’il serait à la une du journal du dimanche», poursuit-il.

Dans la version initiale de l’article, John F. Burns insiste longuement sur le sérieux des menaces proférées par Ben Laden. Le journaliste a fait visionner la vidéo à plusieurs sources proches des services secrets américains. «Dans des vers, lus au mariage de son fils aîné, M. Ben Laden affirme son but – tuer des Américains et des juifs – plus clairement que jamais. Fièrement, il salue l’attaque suicide contre le contre-torpilleur américain Cole dans le Port d’Aden au Yémen (…) et promet de nouvelles attaques.»

Ce sont certaines remarques d’experts qui ont disparu de la version publiée le 12 septembre. «Toujours le manque de place, et sans doute par mauvais jugement», nous explique John F. Burns.

L’ex-patron du contre-terrorisme américain sous Ronald Reagan, Vincent Cannistraro, devenu depuis analyste pour CNN, affirmait dans la première version de l’article que «les mises en garde de nouvelles attaques de Bin Laden devraient être prises au sérieux.» Cette citation a disparu de la seconde version.

Ce n’est pas tout. Un commentaire de Peter Bergen a également passé à la trappe.

Peter Bergen, l’un des rares journalistes et historiens américains a avoir interviewé Oussama Ben Laden, est l’auteur du récent «Holy War Inc» («La Guerre Sainte», éditions Gallimard). Dans la première version de l’article, il disait qu’«il y a un an ou deux, après l’attaque de missiles contre l’Afghanistan, il y avait des gens à Washington qui pensaient que Ben Laden était désormais mis en boîte. Mais s’il est dans une boîte, il est un diable dans une boîte. Il est plus que jamais une menace.»

Cette citation n’apparaît pas dans la seconde version de l’article.

«Je suis vraiment contrarié par la non publication de cet article d’autant plus que c’est moi qui leur ai fourni la cassette», explique à Largeur.com Peter Bergen, visiblement agacé par cet incident.

Peter Bergen fait partie de ceux qui n’ont cessé de dire que les avertissements d’une attaque imminente contre les Etats-Unis étaient très clairs durant tout l’été 2001.

Dans l’article publié au lendemain de l’attentat, John Burns rappelle que la vidéo circulait depuis le mois de juin dans les pays du Golfe. Ben Laden, écrit-il, avait lancé des avertissements «en diffusant des vidéos ou des interviews.»

«Le département d’Etat avait diffusé une avalanche de mises en garde et fermé plusieurs ambassades considérées comme des cibles possibles, mais les experts n’étaient pas convaincus que cette vidéo annonçait une attaque majeure car elle contenait des extraits de bandes tournées trois ans auparavant», écrit encore le journaliste.

Dans les deux textes, Burns précise que plusieurs officiers des renseignements ayant analysé la vidéo affirment qu’«elle exprime de la façon la plus complète à ce jour la stratégie de Ben Laden et fournit une carte routière de la direction prise par son organisation.»

A la lumière des événements survenus depuis, le retrait de ce premier article laisse évidemment songeur. S’agit-il vraiment d’un simple ratage journalistique? Le texte était pourtant prévu pour une publication en une, signe irréfutable de son importance aux yeux des éditeurs du NYT. Aurait-il été retiré pour des raisons plus sensibles?

Pourquoi avoir amputé la version du 12 septembre de ses éléments les plus pertinents? John F. Burns ne cache pas ses regrets. «Je souhaiterais que mon article ait été publié dans le journal, je suis sûr que mon éditeur pense pareil. Mais s’il n’a pas été publié, ce n’est pas à cause d’une quelconque conspiration machiavélique. Ce sont juste les caprices du journalisme.»

Peter Bergen ne partage pas cet avis. «Cette histoire ne va s’arrêter là, c’est sûr», conclut-il.

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Maria Pia Mascaro, journaliste, vit à New York, où elle écrit pour plusieurs médias francophones. Elle collabore régulièrement à Largeur.com.