LATITUDES

Quand les femmes s’emparent du cigare

Elles étaient une cinquantaine à se réunir la semaine dernière dans un grand hôtel genevois. Objectif: une séance d’initiation très particulière en compagnie d’un instructeur motivé et patient.

Fous rires devant le petit salon du plus grand hôtel de Suisse. Une séance d’initiation très particulière va commen-cer: une dégustation de cigares réservée aux femmes. «Je n’aurais jamais imaginé recevoir autant d’inscriptions», dit Eurydice Bacca, impeccable dans son rôle de maîtresse de cérémonie. «Cinquante-cinq participantes pour la première soirée!»

La responsable des relations publiques du Crowne Plaza, qui s’avoue «un peu féministe sur les bords», sait déjà qu’elle va renouveler l’expérience. «Mon but est de créer un vrai club d’épicuriennes et d’organiser toutes sortes de dégustations.» Son carton d’invitation promet d’ailleurs des «explorations inédites et intuitives dans le spectre richissime des cinq dimensions sensorielles…» De quoi faire tourner la tête des invitées de tout âge qui ont décidé, ce soir, de s’approprier l’un des symboles les plus explicites du pouvoir masculin.

Il est 18 h 30. L’atrium du cinq-étoiles est baigné d’une lumière orangée qui donne aux participantes un petit air de conspiratrices. Une à une, elles sont introduites dans l’espace confiné et élégant qui leur servira de fumoir. Deux experts – une femme et un homme – de la maison Davidoff vont les initier, de même qu’un spécialiste de l’armagnac qui leur fera goûter ses nectars. «Car un bon cigare ne se fume jamais seul.» La séance est ouverte. Tous les regards convergent vers les objets oblongs qui attendent d’être humés, palpés, allumés et fumés.

«Je suis sûre que chacune d’entre nous pense au symbole sexuel, confie discrètement une invitée rigolarde. C’est normal: un cigare, ça se pompe!» Elle affiche un large sourire tandis que Claudio Sgroi, le professionnel de Davidoff, présente les différents modules offerts en dégustation. Il vante les mérites du Numéro 2, «le plus doux… fin et long… une heure de plaisir»; puis il évoque «l’attaque de Monsieur 2000, un Corona qui offre des stimulations différentes…»; et enfin le Robusto, «très souple en bouche grâce à son calibre… la force, en finesse… cela paraît contradictoire mais vous verrez que ça ne l’est pas». Les invitées, assises, l’écoutent avec impatience, puis, n’y tenant plus, s’approchent de la table pour passer à l’acte.

«Je ne savais pas vraiment comment m’y prendre avec un cigare», dit Fabienne Garcelon, jeune professionnelle de la formation. «Nous sommes venues ici pour apprendre», ajoute en riant sa collègue Béatrice Candolfi. Les deux femmes suivent religieusement l’instructeur, qui, muni d’un coupe- cigare, commence par sectionner l’extrémité qui sera mise en bouche («ne pas trop couper, pour éviter un gros appel d’air»), avant de chauffer l’autre bout avec une longue allumette. Puis il remet le cigare à une participante, qui pourra alors tirer sa première bouffée et retourner s’asseoir avec l’objet. Le cérémonial est répété plusieurs dizaines de fois. Après un quart d’heure, toutes les invitées sont munies d’un Davidoff et d’un verre d’armagnac. Elles savourent. Mais quelles sont les raisons secrètes qui les ont amenées ici?

Motivation numéro 1: le goût

L’instructeur, Claudio Sgroi, les a averties: «Vous allez immédiatement ressentir les stimulations sur la langue, sous la forme de picotements. C’est important de retrouver les quatre goûts dans un cigare: le doux, au bout de la langue; le salé, sur les côtés; l’amer au milieu; et l’acide au fond dans les coins.» Les participantes gardent la fumée en bouche puis l’exhalent pour confier à voix basse leurs premières impressions. «Quand j’étais petite, je trouvais que le cigare puait la vieille gare, raconte Anne, rédactrice. L’odeur me dérangeait, contrairement à celle de la pipe, que j’aimais bien. Et puis je suis sortie avec un amateur de cigares qui m’a initiée à la dégustation. Il m’a fait goûter un cigarillo et j’ai trouvé cela beaucoup plus subtil que prévu. J’avais envie de recommencer.»

«C’est la première fois que j’essaie, dit Béatrice, la soixantaine. Mon père et mon grand-père fumaient le cigare. Cela évoquait pour moi un monde très viril qui ne m’attirait pas. Mais ça m’intriguait. Je viens de prendre ma première bouffée, et je m’attendais à tousser. En fait, c’est beaucoup moins « arrache-muqueuse » que prévu. Moins abrasif. J’aime.» «C’est intense, mais pas agressif», ajoute sa collègue Fabienne. La plupart des invitées ont choisi le Numéro 2 («le plus doux… fin et long», dixit l’instructeur), mais Véronique Fischer, de chez Skyguide, préfère nettement le 2000: «Plus de goût!»

Motivation numéro 2: le temps

«Ça amène le calme: voilà ce que j’aime dans le cigare», dit Eliane Henriod, qui connaît bien le secteur bancaire. «C’est une occasion de s’offrir un moment de qualité, ajoute sa voisine, Corinne Peretti, assistante d’avocat. Contrairement à la cigarette, qu’on grille souvent sans même s’en apercevoir, le cigare impose son propre rythme: il vous oblige à la relaxation.» «On le fume dans un environnement agréable, après un bon repas, avec un bon alcool ou un bon chocolat, quand on a du temps», conclut Anne. Entre deux bouffées, les invitées sirotent lentement leur armagnac ou dégustent les mignardises offertes par le pâtissier de l’hôtel. La dégustation se prolongera pendant plus de deux heures.

Motivation numéro 3: l’audace

Suivant le modèle de Marlène Dietrich ou de Bo Derek, plusieurs top models des années 90 ont posé avec un cigare devant des photographes de mode. Helena Christensen, Elle McPherson, Cindy Crawford, Linda Evangelista et même Claudia Schiffer ont ainsi contribué au stéréotype de la femme au Havane, allure puissante et sophistiquée. Ce soir, plusieurs participantes semblent imiter leur pose, toutes gencives dehors ou bouche en cul-de-poule exhalant la fumée vers le ciel. «Pendant longtemps, je considérais les femmes qui fumaient le cigare comme des crâneuses, qui voulaient se faire remarquer, confie Béatrice. Mais maintenant que j’ai goûté, je dois dire que j’aime ça. Et je regrette de n’avoir pas essayé plus tôt.» Elle paraît très à l’aise avec son Numéro 2, tout comme Eliane, qui avoue avoir été «un peu intimidée par le regard des autres, le regard des femmes comme celui des hommes, d’ailleurs. Mais maintenant que je sais comment faire, je vais oser.»

Motivation numéro 4: le pouvoir

«Le cigare, normalement, ce n’est pas trop pour les gens de notre âge, dit Espérance Mazolo, étudiante, 19 ans, très à l’aise face au photographe. Certaines personnes pourraient trouver ça vulgaire, mais on s’en fiche.» A ses côtés, Selma Kovaci, une assistante pharmacienne de 20 ans, affiche également une assurance royale. «Mais je n’oserais jamais fumer devant mes parents: ils seraient choqués!, dit-elle. Ce qui me plaît dans le cigare, c’est qu’il s’agit d’un objet de puissance. Les femmes qui le fument sont des femmes de pouvoir, très séductrices. J’adore. Je rêverais d’être photographiée en tailleur avec un cigare. Je trouverais ça terriblement sexy.»

Mais comment ces novices du cigare font-elles pour apparaître aussi sûres d’elles après seulement quelques bouffées? «J’imite les gestes des autres, dit Selma. Cela fait une heure que j’observe les femmes qui sont ici. Je regarde comment elles le tiennent, comment elles le portent à la bouche. Celles qui sont restées du côté de la porte sont moins à l’aise: je préfère l’attitude de celles qui sont assises au fond de la salle.»

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Photos: Nicolas Righetti/Rezo

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 3 juin 2004.