Notre chroniqueur avait envie de contempler la peinture préférée de Christoph Blocher. Il s’est donc rendu à la Fondation Gianadda. Il raconte son expérience.
A tout seigneur, tout honneur. Je ne pouvais amorcer une nouvelle année sans me précipiter à Martigny pour humer à la Fondation Gianadda les tréfonds esthétiques de l’homme fort que mon pays chéri s’est donné.
J’ai donc pris le train pour aller voir l’œuvre d’Albert Anker, qui est comme on le sait le peintre favori de Christoph Blocher.
Cela demande un effort. La ligne du Simplon, qui fut la voie phare des CFF, semble marquée par le destin tragique de ces Balkans qu’autrefois elle reliait luxueusement à l’Europe via l’Orient-Express de fière mémoire. Desservie par des wagons d’un autre temps, sales et mal chauffés, ralentie par des arrêts incessants, avachie par le poids de générations d’apprentis et d’étudiants transportés à contrecœur à l’école ou au turbin, elle donne l’impression de vous conduire dans quelque banlieue industrielle abandonnée plutôt que dans un haut lieu du tourisme helvétique.
A l’aller, j’ai eu droit à dix minutes de retard. Au retour, j’ai poireauté 25 minutes sur un quai de gare balayé par la bise dans l’attente d’un train hypothétique. Merci les CFF!
Pour mon malheur, j’avais oublié que si Martigny peut être agréable en belle saison — j’aime sa place carrée et les platanes qui l’ombragent –, c’est une ville qu’il faut absolument fuir en hiver. En effet, depuis le séjour à la présidence de la commune d’un certain Pascal Couchepin, la voirie, avaricieuse, ne déblaie plus les trottoirs après les chutes de neige. Si vous n’êtes pas juché sur un solide 4×4, vous êtes foutu!
J’ai ainsi passé le bon quart d’heure de marche qui sépare la gare du musée à sautiller d’une plaque de glace à l’autre, l’esprit scotché sur la perspective de me rompre un humérus ou de me morceler le coccyx. Merci Monsieur Couchepin!
Mais toute peine à sa juste récompense. Arrivé au bunker de la Fondation Gianadda, je pus, avec un vif plaisir, reprendre contact avec le XXIe siècle et sa culture de masse greffée sur un site antique.
Cela dit sans ironie. Je suis un fan de Gianadda. J’admire son œuvre de mécène créateur de grandes expositions. Je me réjouis à chaque fois de jouer des coudes au milieu d’un vaste public pour lorgner de travers tel tableau célèbre. Il faut indiscutablement posséder un brin de génie, une once de folie pour amener bon an mal an un demi million de personnes se pâmer devant des tableaux de maîtres — ou de petits maîtres, c’est selon. Où ça? A Martigny!
Moi qui, il y a plus d’un demi siècle, passais mes vacances d’été chez ma bonne tante Germaine, rue des Moulins, au Bourg, j’en suis encore baba. C’est donc que le progrès existe. Je l’ai rencontré.
Albert Anker (1831-1910) est-il progressiste? Mettons qu’il vécut en un temps où le progrès marchait d’un bon pas. Mais sa peinture, du moins celle qui est aujourd’hui à la mode, ne l’est guère. Elle est chatoyante mais convenue, ses sujets d’une banalité à pleurer. Des enfants allant à l’école ou se promenant sous bonne garde, des vieillards s’occupant des enfants, quelques femmes tricotant, un buveur ou un mège vite oubliés, un bourgeois touchant le produit de ses rentes, un secrétaire communal bernois. La vie paysanne de son temps, dit-on.
Mais, curieusement, à Martigny, vous ne verrez pas de paysans ni de domestiques en salopettes, pas de ramasseurs de pomme de terre, pas de geste auguste du semeur, ni de chèvres cabriolant ou de vaches vêlant. Les sujets d’Anker sont villageois, familiaux. Paisibles, hiératiques, ils suent l’inertie, la pose. Avec en arrière-fonds le contentement de soi du parvenu.
En regardant le «Portrait de Franz Anton Zetter» (Huile sur toile, 1894), on se prend à regretter qu’un garnement ne lance pas un pétard sous les fesses de ce gras épicier soleurois pour lui donner vie. De même ces «Enfants de Bary» (Huile sur toile, 1880) seraient un peu plus vivants si leur habit du dimanche portait quelques taches de confiture ou si l’esquisse de sourire ornant leurs visage relevait moins de la chinoiserie. Cette volonté de gommer les contradictions passe difficilement aujourd’hui, mais il ne faut pas pécher par anachronisme: né en 1831, Anker n’a connu dans sa jeunesse que violences et bouleversements. Il avait 16 ans lors de la guerre civile du Sonderbund, cela laisse des traces.
A lire le catalogue accompagnant l’exposition, on apprend que la peinture est surtout pour Anker un choix professionnel.
Fils et petit-fils de vétérinaires, donc de notables, il commença par étudier la théologie avant de changer de direction et de partir à Paris étudier la peinture. Des succès rapides, des distinctions et la fidélisation d’une clientèle lui permirent de faire de son art une forme d’industrie. Vivant à cheval entre Paris (l’hiver) et la maison familiale d’Anet (l’été), il s’est attaché — mais avec quels états d’âme? il faudrait en savoir plus que je ne le sais pour décider — à répondre à l’attente du chaland.
Ses enfants et ses vieillards plaisaient, se vendaient, rencontraient un succès international, pourquoi ne pas se plier au lois du marché en répondant à la demande? Vivant à une époque où le jeune Etat fédéral faisait ses dents, où les radicaux après avoir piaffé pendant un demi siècle étaient enfin aux affaires, Anker a fait des affaires. Donc une peinture propre à être vendue. Et c’est cette peinture lisse, pleine de couleurs, mais un peu inodore, voire insipide qui, la Suisse aspirant à avoir une peinture nationale, s’est imposée au tournant du siècle, s’est transformée en chromos de bazar, en ornements de calendriers, en cartes postales à quatre sous. Avant de soulever l’enthousiasme de Christoph Blocher, le succès d’Anker fut phénoménal.
Mais il serait réducteur de s’arrêter sur cette image d’un peintre parvenu. Il y a à l’exposition Gianadda quelques aquarelles réalisées lors d’un voyage en Italie en 1891 («Mantoue, Lac Supérieur et Eglise des Anges», «Eglise de Saint-Blaise, Ravenne») dont la vue m’a turlupiné. Une impression surprenante de décalage, de rupture par rapport au reste. Comme si d’aller en Italie donnait au peintre une liberté qu’il n’avait pas dans son atelier.
Puis, en rédigeant cet article et en cherchant des connexions sur l’internet, je suis tombé sur des oeuvres qui annoncent carrément un artiste différent de celui qu’on montre comme cette décoiffante étude d’un homme assis ou encore cette étude de nuages par ciel pluvieux ou cette autre avec le toit d’une maison qui annoncent la peinture du XXe siècle naissant et qui n’ont rien à voir ni avec la Suisse profonde et cartepostalisée et encore moins avec l’esthétique blochérienne.
Quittant alors la salle d’exposition, je n’ai pu m’empêcher de penser que les peintres aussi pouvaient être récupérés pour de basses besognes politiques. Je ne veux pas par là faire d’Anker un révolutionnaire méconnu, mais juste signaler que toute sa peinture n’était pas forcément destinée à finir sur les calendriers d’une Suisse découvrant son nationalisme au moment où ses voisins portaient le leur à son paroxysme.
Mais, et c’est là à mon sens le grand bonheur offert par Léonard Gianadda à ses visiteurs, ces considérations platement helvétiques se sont évanouies quand, passant la porte menant aux jardins, mon œil est resté accroché à l’acier poli, brillant, éclatant sur la blancheur de la neige du «Grand Coq» de Constantin Brancusi dont les formes parfaites s’élancent à l’assaut des cimes toutes proches.
Admirable, génial Brancusi, vrai fils de paysan dont j’ai visité la maison natale il y a quelques années à Pestisani, province de Gorj, en Roumanie, une maison qui tiendrait tout entière dans le garde-manger de celle d’Albert Anker. Brancusi la quitta un matin pour avaler à pied les quelque trois mille kilomètres le séparant de Paris où, abolissant temps et espace dans des formes sublimes, il allait révolutionner l’esthétique de son temps.
