Deux films français transposent sur grand écran des personnages antérieurs à leur existence de cinéma. L’un vient du music-hall, l’autre de la littérature. Chouchou et tremblements.
Chouchou, dans le film du même nom, et Amélie dans «Stupeur et tremblements» existaient avant leur consécration par le cinéma.
Le premier est un personnage de sketch, un travesti algérien naïf et débrouillard, imaginé par Gad Elmaleh dans son spectacle «La Vie normale»; la seconde est l’héroïne bilingue français-japonais du best-seller en partie autobiographique d’Amélie Nothomb.
La préexistence de ces personnages au fort potentiel comique, l’un au théâtre, l’autre en littérature, autorise que l’on compare «Chouchou» de Merzak Allouache à «Stupeurs et tremblements» d’Alain Corneau. L’avantage n’est pas forcément là où on l’imagine.
A ce jour, «Stupeur et tremblements» est probablement le meilleur roman d’Amélie Nothomb. L’humour masochiste de la romancière belge, sa candeur grandiloquente, la précision loufoque de ses descriptions et son sens aigu de la scène font de ce roman d’initiation un texte savoureusement imagé.
Alain Corneau, artisan polyvalent et amoureux de littérature (il a déjà adapté avec succès «Nocturne indien» de Tabucchi et «Tous les matins du monde» de Pascal Quignard) a choisi de rester le plus fidèle possible à la langue malicieuse d’Amélie Nothomb. Sa mise en scène est basique (champs/contrechamps), pour ne pas dire inexistante. Seule concession faite au cinéma, la référence à «Furyo» de Nagisa Oshima qui évoque la fascination existant entre l’occidental David Bowie et le Japonais Ryuichi Sakamato.
Sans en posséder le lyrisme, mais avec un humour pressé à froid dont était dénué le film d’Oshima, «Stupeur et tremblements» évoque un autre couple ambigu, celui d’Amélie, jeune Belge engagée comme interprète dans la firme Yumimoto, et de sa supérieure directe, la très belle et très grande Fubuki Mori. Celle qu’elle considérait en arrivant comme une amie se révélera en réalité son bourreau, exigeant de la jeune étrangère qu’elle s’attèle à des taches toujours plus subalternes, humiliantes et inutiles comme «tourneuse et avanceuse de calendrier», «serveuse de café» ou «préposée au papier de WC.»
Punie d’avoir pris des initiatives et de ne pas maîtriser les codes de l’entreprise japonaise, Amélie accepte son sort avec une résignation de martyre: pour elle, le pire serait de quitter l’entreprise avant la fin de son contrat! Il y a du Don Quichote et de la Sainte Thérèse d’Avila dans sa dévotion – et c’est ce qui était si drôle dans le roman.
«Stupeur et tremblements», c’est l’exploration d’une machinerie hiérarchique effrayante de rigidité et d’absurde mais aussi la découverte par Amélie qu’il existe bel et bien un fossé culturel entre l’Orient et l’Occident, source d’innombrable malentendus dont certains peuvent mener au clash.
Mais là où Amélie Nothomb décrivait, avec une pointe d’ironie auto-dénigrante, son asservissement aux rites d’un pays aimé, Alain Corneau est obligé de convaincre par l’image de l’absurdité de cette culture d’entreprise. Et là, malgré son goût sincère pour le Japon, il n’évite pas la moquerie et le mépris faciles. Ce qui devait être le choc de deux cultures devient alors la confrontation de deux caricatures.
Autre problème posé par cette adaptation: que faire de la langue si particulière d’Amélie Nothomb? Alain Corneau choisit la formule la plus simple: faire lire tout ce qui est de l’ordre de la subjectivité de l’héroïne en voix off. C’est honnête mais risqué, le film révélant ainsi son absence de nécessité, sa faiblesse par rapport au texte, sa soumission en quelque sorte à une oeuvre qui lui serait supérieure.
Même Sylvie Testud, comédienne exceptionnelle et approuvée par Amélie Nothomb, actrice à la fois légère et dense, studieuse au point d’apprendre le japonais, ne réussit pas à élever le film au-delà de l’illustration. L’ennui finit par s’installer là où la fascination burlesque aurait dû s’imposer.
Tout aussi modeste dans ses moyens, «Chouchou» souffre d’un sérieux manque de rythme et d’un scénario qui prend l’eau.
Pourtant, en dépit de ces deux défauts majeurs, je recommanderai la comédie de Merzak Allouache. D’abord pour le personnage lui-même, travesti maghrébin candide et futé, incarné avec une grâce étonnante par Gad Elmaleh — jamais peut-être un comédien n’avait été aussi crédible dans un déguisement de femme.
Un peu comme Djamel, le personnage de Chouchou joue beaucoup sur la langue française, met en valeur ses homophonies («ce sont de grands pieds de Démoclès» ou «va dans le métro Satanas»), lui donne une couleur safran/curcuma, la «désinstitutionnalise» sans la désacraliser.
Ensuite pour le contenu de la fable qui prône la tolérance et les cohabitations les plus farfelues — comme Prévert recommandait aux comptables de faire leur inventaire, de manière plus poétique que politiquement correcte.
«Chouchou», et c’est cela qui lui donne des ailes et nous avec, prend ses désirs pour des réalités. «Personne n’est parfait» disait Osgood à Jack Lemmon à la fin de «Certains l’aiment chaud».
«Tout le monde est parfait» rétorque sans mièvrerie Chouchou aussi drôle qu’émouvant, qui parvient même à nous faire aimer deux autorités passablement démodées: l’Eglise catholique et la psychanalyse, les deux montrées dans leur vocation de base: l’écoute, le soin prodigué à l’autre et son accompagnement pour qu’il devienne meilleur aux autres et à lui-même.
Mine de rien, Gad Elmaleh et Merzak Allouache ne font rien d’autre que réconcilier juifs, arabes et chrétiens autour d’un totem pour le moins culotté: un travesti inculte et sans papier qui va se marier avec Alain Chabat et qui ne voit le mal nulle part.
