Pour optimiser ses revenus, l’industrie hollywoodienne opère une sorte de démondialisation culturelle: elle divise le marché du DVD en six zones géographiques. En Suisse, cette stratégie échoue.
Le week-end dernier, j’ai vu le film «Mars Attacks» chez un ami cinéphile qui possède un lecteur DVD branché à sa chaîne haute fidélité et à un projecteur à cristaux liquides. Il en faut généralement beaucoup pour m’impressionner, mais là, j’avoue que j’ai été soufflé par la qualité de l’image et du son.
Ce nouveau média, qui ressemble à s’y méprendre à un disque compact musical, remplace avantageusement la bonne vieille cassette vidéo: un seul DVD peut contenir l’équivalent d’une trentaine de CD audio, soit 17 gigaoctets de données. En format vidéo, cela représente jusqu’à huit heures de film, avec une image de très haute qualité de 540 lignes-écran, contre seulement 250 pour une cassette VHS.
De plus, la bande sonore d’un film sur DVD peut être restituée en huit langues à choix et en qualité surround sur cinq canaux, comme dans les meilleures salles de cinéma. Sans parler du sous-titrage, disponible jusqu’à 32 langues sur une même galette.
Depuis son apparition en 1996, le Digital Versatile Disk connaît la plus haute croissance de l’histoire de l’électronique de divertissement. Son succès commence même à effrayer les producteurs américains.
En plus des versions originales, les films commercialisés sur DVD aux Etats-Unis sont souvent doublés en espagnol et en français (pour le Québec). Les majors companies craignent donc que leurs productions ne traversent les océans avant même d’avoir été projetées dans les salles.
Afin d’éviter de telles fuites, l’industrie s’est entendue pour diviser le monde du DVD en six zones. Théoriquement, les appareils vendus en Europe ne peuvent donc pas lire les disques DVD achetés aux Etats-Unis, et réciproquement. Cette «démondialisation» culturelle forcée connaît cependant quelques ratés.
Il existe en effet des parades techniques pour permettre l’accès aux films distribués seulement sur un autre continent: certains hackers modifient les composants électroniques afin de rendre les lecteurs DVD compatibles avec toutes les zones.
La pratique est devenue si courante que même les grandes surfaces proposent aujourd’hui des appareils «dézonés». En Suisse, les distributeurs MediaMarkt, Inter Discount, Fust et Radio TV Steiner commercialisent des appareils multizones, même s’ils ne le mentionnent jamais dans leur catalogue. Il suffit de s’enquérir auprès du vendeur pour qu’il vous aiguille directement vers l’appareil adéquat.
Gabriel Vonlanthen, directeur de la société Laserdisque basée dans le canton de Fribourg, fut l’un des premiers «dézoneurs» de Suisse. Dès l’arrivée des premiers lecteurs de DVD, il a proposé ses services à ses clients, qu’ils soient des magasins spécialisés ou des particuliers.
Depuis quelques mois, sa société fournit les composants électroniques trafiqués à plusieurs géants de la branche, dont Inter Discount. «Pour chaque nouvel appareil qui sort, nous devons reprogrammer une puce électronique permettant de contourner le contrôle de zone, explique Gabriel Vonlanthen, sans entrer dans les détails. Depuis quelques mois, nous n’avons presque plus de clients particuliers. La généralisation du dézonage nous a ouvert les portes des gros distributeurs.»
D’un petit job de pirate, le dézonage est devenu une industrie. Media Markt se fournit par exemple de puces modifiées auprès de plusieurs hackers en Allemagne.
Les fabricants de lecteurs réagissent plus ou moins énergiquement au piratage de leurs appareils, qui n’affectent pas les ventes, au contraire. Mais certains constructeurs ont des intérêts très proches des maisons de productions. C’est le cas de Sony, qui possède par exemple la Columbia. Pas étonnant, dès lors, que les appareils Sony figurent parmi les plus difficiles à dézoner: «Il y a trop de modèles et il faut tout le temps changer de technique, confirme Gabriel Vonlanthen. Les plus commodes à dézoner sont les Panasonic et les Pioneer.»
Selon un sondage effectué par l’Association suisse de lutte contre le piratage SAFE, qui regroupe notamment tous les grands studios américains et les distributeurs, plus de 80% des appareils vendus en Suisse durant le mois de novembre 1998 ont été préalablement dézonés. Un chiffre qui donne une idée de la répartition actuelle du marché.
«Le plus grave, ce ne sont pas les appareils, mais les films, explique Matthias Basanisi, directeur de SAFE. Il s’est officiellement vendu en Suisse environ 140’000 DVD l’an passé. Ce chiffre ne regroupe cependant que les disques de la zone 2 destinés au marché européen. On estime qu’un nombre équivalent de disques compatibles avec la zone 1 (Etats-Unis) ont été vendus par le marché gris pendant la même période.» Un chiffre à comparer au 1,2 million d’entrées dans les salles comptabilisées en 1998.
«C’est préoccupant, car l’économie du cinéma se trouve en équilibre fragile, poursuit Matthias Basanisi. Une baisse des entrées de 10% pourrait déjà faire fermer quelques salles. C’est pour cette raison que nous avons demandé une modification de la loi.»
Dans l’ensemble de l’Union européenne, l’importation et la revente directe de biens sans passer par les importateurs est illégale. Mais pas en Suisse. Du coup, de nombreux magasins, comme MediaMarkt, importent massivement des films américains (zone 1), lisibles sur les appareils dézonés qu’ils vendent.
En Suisse, on peut ainsi acheter «Meet Joe Black», «Babe 2» ou «The Truman show» chez Media Markt pour moins de SFr. 45.- (FF 180.-). Sans parler de la multitude de magasins spécialisés qui proposent n’importe quel film du catalogue sur simple demande.
La lutte contre la prolifération des DVD dézonés s’organise sur trois fronts:
1. Interdire l’importation
L’interdiction de l’importation et de la revente de films DVD en dehors des zones prédéfinies est déjà appliquée en Europe, mais pas en Suisse. Ce front est cependant assez avancé, puisque le dossier sera examiné au mois de juin en marge de la négociation sur les accords bilatéraux avec l’Union européenne. Il sera cependant toujours possible pour les particuliers d’acquérir des disques de zone 1 directement aux Etats-Unis par internet à des prix très compétitifs.
2. Synchroniser la sortie des films
L’industrie cinématographique européenne aimerait exiger la sortie des films sur DVD au même moment partout dans le monde. Les majors américaines sont encore réticentes, car les délais de traduction et de sous-titrage ralentissent considérablement la sortie sur leur marché d’origine, et modifie complètement le rythme traditionnel de l’industrie. «Les représentants européens des maisons de productions américaines essaient de convaincre leurs patrons que c’est la meilleure solution, pour l’instant sans succès, résume Matthias Basanisi. Mais cela pourrait changer très vite compte tenu du développement du marché gris.»
3. Une législation internationale
L’Organisation mondiale pour la protection du patrimoine intellectuel (OMPI) développe actuellement un projet de loi internationale qui interdit toute manipulation d’appareils électroniques dans le but d’en modifier les fonctionnalités. Si cette loi est acceptée, le dézonage sera interdit dans tous les pays membres, dont la Suisse. Mais ce type de projet de loi dure plusieurs années avant d’être éventuellement adopté, puis appliqué. Les pirates ont encore du temps devant eux.
L’histoire du DVD illustre à merveille une leçon que les studios américains commencent seulement à comprendre: dans le cybermonde, la culture et les idées veulent circuler librement. La prochaine étape consistera à l’enseigner aux gouvernements.
